Pour trouver de nouveaux talents en recherche prêts à s’attaquer aux plus grands enjeux de l’heure, les décideurs n’ont qu’à regarder à l’avant des amphithéâtres d’universités et de collèges d’aujourd’hui. Ils y trouveront toute une génération de chercheurs qualifiés à qui nous avons accordé des doctorats mais sans leur fournir les emplois voulus pour mener des recherches. En effet, depuis une vingtaine d’années, les universités et les collèges se fient discrètement à des enseignants contractuels, dont la plupart sont trop surchargés par leur contrat d’enseignement ou ne reçoivent pas l’appui nécessaire pour effectuer des travaux de recherche innovateurs.
Le défi le plus pressant — outre ce qui saute aux yeux, à savoir faire en sorte que le système d’enseignement postsecondaire ait de nouveau accès à un financement adéquat —, c’est de prendre toute la mesure de l’évolution de cet effectif. Mais pour ce faire, nous n’avons tout simplement pas assez de données.
Histoire de détourner l’attention, les administrateurs d’université et de collège aiment souvent évoquer l’exemple de l’associé d’un cabinet d’avocats bien heureux d’avoir l’occasion d’enseigner un cours de temps à autre, pour le plaisir, alors que dans les faits, hormis dans les écoles professionnelles sur les campus, les membres du personnel académique contractuel ne sont pas heureux; la possibilité de cumuler les emplois ne leur est pas offerte et ils voudraient bien faire de la recherche, si ce n’était des nombreux obstacles qui s’érigent devant eux.
L’enseignement à contrat signifie pour la plupart d’entre eux mener une carrière fragmentée, échelonnée sur plusieurs décennies, en espérant avoir un contrat permanent.
Les membres du personnel contractuel font état de problèmes de santé mentale, souffrent d’épuisement professionnel, passent des années à rivaliser pour l’obtention de contrats de courte durée, sont incapables de se fixer des objectifs de vie allant au-delà de la fin d’un semestre, cumulent les contrats dans différents établissements et se déplacent constamment d’un collège ou d’une université à l’autre pendant la semaine. Tout cela en s’efforçant tant bien que mal de faire de la recherche à leurs frais (car ils ne se qualifient pas individuellement pour les programmes fédéraux de financement de la recherche), dans l’espoir de garder leur curriculum vitæ à jour afin de pouvoir poser leur candidature à un poste permanent.
Les décideurs ont besoin de données pour mesurer et comprendre le statut de nos talents « inexploités » en recherche : le personnel enseignant contractuel qui ne jouit pas de la sécurité d’emploi nécessaire pour effectuer des travaux de recherche innovateurs.
Heureusement, le gouvernement fédéral dispose d’un outil dont il peut élargir la portée afin de recueillir des données plus parlantes sur l’effectif du secteur des universités et collèges : l’enquête du Système d’information sur le personnel d’enseignement dans les universités et les collèges (SPEUC) de Statistique Canada.
Le SPEUC fournit des données sur le personnel académique à plein temps des universités canadiennes depuis 1930 (malgré l’appellation, les collèges communautaires n’ont jamais été inclus). Tout comme le questionnaire détaillé de recensement, l’enquête du SPEUC a été abolie par le gouvernement Harper, mais elle a été rétablie dès les premiers jours du gouvernement Trudeau. Cette décision s’accompagnait d’une promesse d’élargir l’enquête de sorte qu’elle reflète mieux le paysage actuel du secteur de l’enseignement postsecondaire en incluant le personnel enseignant des collèges et les enseignants contractuels, et en recueillant davantage de renseignements concernant l’équité au sein des effectifs.
Élargir la portée de l’enquête du SPEUC aurait de nombreux avantages, notamment fournir des données permettant de déterminer si les initiatives en matière d’équité comme le programme Dimensions et la Charte de Scarborough contribuent réellement à améliorer l’équité, la diversité et l’inclusion dans notre secteur.
L’Association canadienne des professeures et professeurs d’université estime qu’actuellement, environ un membre du personnel académique sur trois a été recruté comme contractuel. Certains éléments tendant à indiquer que parmi ces personnes, on compte un nombre disproportionné de femmes, de personnes racialisées, de personnes handicapées et d’autres membres de groupes en quête d’équité.
À l’heure actuelle, le SPEUC est doté d’un budget annuel d’environ 500 000 $. Élargir la portée de l’enquête nécessiterait, au plus, un investissement initial de 2,5 M$, mais procurerait aux décideurs des données plus exhaustives leur permettant de se faire une meilleure idée de ceux et celles qui font avancer l’innovation canadienne.
Une étude de faisabilité sur l’élargissement de l’enquête du SPEUC a été effectuée récemment. La prochaine étape devrait être de financer et mener un projet pilote ayant pour but d’étendre l’enquête, au cours des deux prochaines années, aux collèges communautaires, aux Autochtones et aux groupes en quête d’équité, et d’inclure les employés contractuels. Sans des données élargies, les décideurs canadiens resteront dans l’ignorance au sujet d’une vaste partie de l’effectif qui sous-tend l’innovation et de l’efficacité des programmes d’équité, de diversité et d’inclusion dans le secteur.
Grâce à une modeste injection de fonds, les décideurs et le public pourront mieux comprendre le personnel académique, et nous serons mieux à même de renforcer notre capacité à résoudre des problèmes parmi les plus pressants de l’heure.
Photo gracieuseté de DepositPhoto