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La portée sexospécifique de la crise de la COVID 19 dans les maisons de soins infirmiers

by Carole Estabrooks
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Elles forment 90 % du personnel des soins de longue durée. Les politiques doivent tenir compte du genre et les femmes avoir voix au chapitre.

Dans la foulée des nombreuses tragédies associées à la COVID‑19, il faut saisir l’occasion de repenser le système des maisons de soins infirmiers afin qu’il fonctionne pour les femmes et la population canadienne. Partout dans le monde, les femmes prennent en charge la majeure partie des soins rémunérés et non rémunérés — une tâche qui est systématiquement mal rétribuée et dévalorisée. Il faut faire de la prestation des soins dans les foyers (et à l’extérieur de ceux‑ci) une priorité économique, ce qui implique fournir une formation adéquate, garantir de bons salaires et reconnaître ces métiers à leur juste valeur.

Ce n’est pas une coïncidence si la prestation des soins n’est que rarement valorisée au sein de l’économie productive. Ce travail est trop souvent invisible, même s’il est au cœur de son fonctionnement. Dans les maisons de soins infirmiers, les femmes représentent plus des deux tiers de la clientèle et plus de 90 % du personnel rémunéré. Et plus de 80 % des proches aidants sans rémunération sont des femmes.

La première vague de COVID-19 a causé une onde de choc partout dans le monde. On a vu des maisons de soins infirmiers abandonnées par le personnel soignant en Italie et en Espagne. Des aînés souffrant de problèmes physiques et mentaux graves ont été laissés à eux-mêmes — incapables de se nourrir, souillés et confus. Des cadavres gisaient dans les corridors et les lits. Un pur cauchemar.

Cela ne pourrait jamais se produire ici, avons-nous pensé. Jusqu’à ce que la réalité nous frappe de plein fouet. Pas partout, mais les cas les plus extrêmes ont fini par attirer les regards vers notre système des soins de longue durée, lequel se détériore depuis des décennies sous le coup de demi-mesures mal ficelées et de la négligence. S’il tient encore, c’est grâce à la bonne volonté et aux nobles idéaux d’un personnel soignant invisible dans une large mesure, rémunéré et non rémunéré, des femmes pour la plupart, et racialisées pour une bonne partie. Nous leur confions la tâche de s’occuper de nos proches vieillissants, conjoints, conjointes, frères, sœurs, parents et grands-parents.

Ces travailleuses prennent soin des personnes que nous aimons dans une structure mal équipée pour accueillir une population vieillissante, et dans une société où les membres d’une même famille vivent souvent loin les uns des autres. Les gens vivent plus longtemps et souvent avec des maladies chroniques — notamment la maladie d’Alzheimer et d’autres démences. Au cours de la décennie à venir, la demande en soins de longue durée devrait s’accroître exponentiellement, puisque la première vague de baby-boomers atteindra l’âge de 75 ans en 2021. Les besoins ne cessent d’augmenter, mais nos ressources essentielles en matière d’effectifs et de soutien n’arrivent pas à suivre la cadence. Et depuis que la COVID‑19 a disloqué notre système, cet écart s’est élargi.

Que savons-nous sur les femmes actives dans le secteur des soins de longue durée?

La prestation des soins par les femmes à domicile et dans la collectivité engendre des coûts économiques et sociaux énormes, qui restent souvent ignorés. Lorsqu’il est rémunéré, ce travail (effectué par des travailleuses de première ligne en maison de soins infirmiers) figure parmi les plus mal rétribués, alors qu’il comporte un risque très élevé d’épuisement professionnel, de dépression et de précarité d’emploi. Cette dévalorisation découle de l’idée qu’il s’agit d’un « travail de femme ». Les femmes assument en effet le plus gros des tâches associées aux soins personnels et au soutien affectif invisible, qu’elles soient rémunérées ou non pour l’accomplir.

Les recherches menées dans le monde montrent que les travailleuses de première ligne dans les maisons de soins infirmiers – les aides-soignantes ou les préposées aux services de soutien à la personne au Canada – ont une incidente directe sur la qualité des soins et la qualité de vie de la clientèle. Pendant plus de dix ans, le projet Translating Research in Elder Care (TREC) a recueilli des données dans plus de 90 centres de soins de longue durée en Colombie-Britannique, en Alberta, au Manitoba et en Saskatchewan. Nous avons appris que 67 % des aides-soignantes sont âgées de plus de 40 ans et que 61 % ont l’anglais comme langue seconde. Un tiers d’entre elles travaillent dans plusieurs établissements, en l’absence de postes à plein temps assortis d’un salaire suffisant et d’avantages sociaux.

La formation des aides-soignantes est souvent inadéquate par rapport aux soins complexes que nécessitent des personnes atteintes de démence. Il s’agit d’un travail physique exigeant et le taux de blessure est élevé. Il est également difficile sur le plan psychologique; les travailleuses doivent composer avec le stress, les agressions verbales et, parfois, les injures racistes. Nos données montrent qu’elles signalent régulièrement un taux élevé d’épuisement professionnel, de cynisme et d’exténuation.

La COVID-19 a rendu le travail des aides-soignantes plus dangereux. Les restrictions imposées aux familles en matière de visites ont accru les tâches à accomplir, dont celle d’offrir du soutien affectif aux personnes en fin de vie. La peur de l’infection et le traumatisme causé par la mort de tant de résidents et de résidentes avec lesquels elles entretenaient des relations de longue date auront des répercussions sur leur santé mentale pendant encore longtemps.

D’ici 30 ans, le coût des soins dans les établissements publics et privés devrait au moins tripler, et passer de 22 à 71 milliards de dollars par an. Au cours de la même période, l’évolution de la cellule familiale (le fait que les enfants des baby-boomers, peu nombreux, vivent loin les uns des autres) se traduira par une diminution de 30 % des proches aidants pouvant prodiguer des soins non rémunérés. Ainsi, un plus grand nombre de personnes âgées et, proportionnellement, un plus grand nombre de femmes que d’hommes devront compter sur la prestation de soins en établissement au Canada. Il nous appartient d’outiller le personnel rémunéré et bénévole pour que ses membres soient capables d’offrir un accompagnement humain et des soins essentiels.

Que faire?

Nous devons tenir compte du genre dans l’élaboration des politiques, des systèmes et des stratégies. La composition des comités consultatifs et des groupes de travail provinciaux et fédéraux doit refléter la proportion de femmes qui travaillent ou vivent dans les maisons de soins de longue durée. Ces dernières connaissent les problèmes du terrain; leur expérience aux premières lignes devrait guider la mise en place de changements concrets, immédiats et positifs.

Les établissements devront mieux évaluer, avec le soutien nécessaire, ce qui se passe à l’intérieur de leurs murs, tout en reconnaissant que ce sont des foyers et non pas des hôpitaux. Outre la qualité des soins, il faudra s’attarder à d’autres dimensions essentielles de la qualité, en menant par exemple des évaluations régulières de la qualité de vie directement auprès des personnes atteintes de démence, qui représentent jusqu’à 80 % de la clientèle; il faudra aussi évaluer la qualité de vie au travail des intervenantes de première ligne — soit leur santé physique, mentale et affective — ainsi que la qualité de l’environnement de travail. Enfin, nous devrons faire preuve de transparence dans la communication des données, en faisant ressortir les points importants, en agissant pour améliorer les choses et en réévaluant régulièrement la situation.

L’un de nos premiers objectifs devrait être l’amélioration des conditions de travail : rémunération juste et avantages sociaux; milieux de travail sains; considération des besoins en matière de garde d’enfants et de prise en charge des proches âgés; participation à la planification et aux décisions touchant la prestation des soins. Même si plusieurs provinces ont augmenté le salaire versé aux travailleuses de première ligne, il reste beaucoup à faire, non seulement pour déterminer la structure de rémunération à long terme, mais également en ce qui touche la question de savoir si les aides-soignantes et les préposées aux services de soutien à la personne devraient constituer un groupe réglementé. Chacun de ces volets exigera la participation au processus décisionnel des gouvernements, des exploitants et des principaux groupes de travailleuses — selon une proportion hommes-femmes reflétant celle de la main-d’œuvre rémunérée des soins de longue durée.

Lettrine La COVID-19 n’a pas provoqué la tragédie qui sévit aujourd’hui dans le secteur des soins de longue durée, mais elle en a exposé les lignes de faille profondes, qui se creusaient depuis fort longtemps. Au Canada, nous nous sommes faits à l’idée que « parquer » nos proches était une solution acceptable et, sans malice ni mauvaise intention, nous avons profité d’adultes atteints de démence, souvent incapables de s’exprimer, qui dépendent d’autres voix que la leur pour se faire entendre, mais tout aussi vulnérables. Et cela est scandaleux.

Prendre soin d’autrui est un travail honorable. La société et les gouvernements doivent faire de la prestation des soins de longue durée une priorité économique, afin de rendre visible ce travail primordial et déterminer sa valeur sociétale. Cela implique qu’il faut prendre des mesures sérieuses pour rémunérer adéquatement cette fonction et répondre aux besoins particuliers des femmes qui l’assument. Nos collectivités et nos maisons de soins infirmiers — nos personnes âgées — pourront ainsi évoluer au sein d’une société saine, où l’on considère la prestation des soins comme un métier digne d’une formation adéquate, d’un bon salaire et de considération.

La COVID-19 a exposé au grand jour la crise qui perdure dans les maisons de soins de longue durée et la crise sous-jacente qui frappe les femmes. Cet état de choses porte préjudice aux plus vulnérables d’entre nous : nos mères et nos pères, nos grands-parents, nos sœurs et nos frères, nos conjoints et conjointes, nos compagnes et compagnons. Le vieillissement de la population canadienne risque d’aggraver la situation. Nous pouvons et nous devons faire mieux.

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