Chaque février, à l’occasion du Mois de l’histoire des Noirs, les élèves du Canada récitent le nom de personnes noires qui ont changé le monde : Harriet Tubman, Jackie Robinson, Martin Luther King, Jr., Oprah Winfrey. À l’exception, peut-être, de Viola Desmond (dont le visage orne nos billets de 10 $), les Canadiens et Canadiennes noirs brillent par leur absence sur cette liste.
Il faut que ça change, et la politique est un bon endroit où concentrer nos premiers efforts.
Tout au long de notre histoire, les Canadiens noirs ont pavé la voie en politique. Abraham Shadd, cordonnier, abolitionniste et chef de train du Chemin de fer clandestin, est devenu en 1859 le premier homme noir à être élu au Canada.
Lincoln Alexander a été radiotélégraphiste pour l’Aviation royale canadienne durant la Deuxième Guerre mondiale, puis est devenu avocat, député fédéral, ministre du Cabinet et, enfin, lieutenant-gouverneur. Il a été, coup après coup, le premier Canadien noir à occuper ces postes.
Rosemary Brown, travailleuse sociale, militante pour l’égalité des sexes et députée provinciale de la Colombie-Britannique, a été la première femme noire à briguer la chefferie d’un parti au Canada.
Ce ne sont que quelques exemples de Canadiens et Canadiennes noirs qui ont changé le monde, aboli des barrières, milité pour l’abolition de lois discriminatoires et contribué à la création d’institutions électorales qui ont fait du Canada un pays plus égalitaire. Toute leçon d’histoire qui ne mentionne pas leurs accomplissements contribue à l’effacement de ces personnes remarquables.
Plutôt que de célébrer nos propres héros, nous applaudissons ceux de nos voisins du Sud, tout en nous flattant de ne pas nous embourber dans les mêmes tensions raciales qui ébranlent les États-Unis. Mais du même coup, nous condamnons à l’oubli tout un pan de notre propre histoire.
Au cours des vingt dernières années, plus de 350 Canadiens noirs ont cherché à se faire élire. Vous ne trouverez nulle part une liste exhaustive de ces fonceurs. C’est seulement grâce à la détermination farouche de Taryn Rerrie, une étudiante résolue qui a passé des mois à éplucher des archives, que nous sommes arrivées à une liste de Canadiens et Canadiennes noirs qui ont soit occupé des postes de représentants élus ou brigué un mandat lors d’élections. Il est anormal qu’un tel travail de moine soit nécessaire pour y arriver.
La Bibliothèque du Parlement tient une base de données exhaustive sur les parlementaires. On peut y extraire les parlementaires qui sont des femmes, ceux qui ont de l’expérience militaire ou encore ceux qui sont morts en cours de mandat. Mais on n’y trouve rien sur la diversité ethnique ni aucune liste des parlementaires noirs. Dans une certaine mesure, cette réalité s’explique par le fait qu’il est difficile de recueillir des données désagrégées pour les groupes racisés, mais c’est loin de tout excuser.
En 2017, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale a souligné les manquements du Canada en ce qui a trait à la désagrégation des données pour les groupes racisés sur les conditions sociales et économiques. Dans sa stratégie de lutte contre le racisme lancée en 2019, le gouvernement fédéral s’engageait à mieux ventiler les données selon la race, mais, à ce jour, les efforts se sont concentrés sur la fonction publique et la compilation de données démographiques. Rien n’a encore été fait par les élus au sujet de la composition du Parlement.
Des spécialistes de l’administration affirment depuis longtemps que nous mesurons ce qui revêt de l’importance à nos yeux. Si une institution ne recueille aucune donnée au sujet de l’identité ethnoculturelle, c’est qu’elle peut se targuer que ce facteur n’a pas de poids dans son fonctionnement. En politique, par contre, la réalité est tout autre : de nombreuses études ont démontré qu’il existe des écarts dans l’évaluation, la nomination, le recrutement, les contributions financières et la couverture médiatique des candidats selon leur race. Malgré tout, le Parlement et les assemblées législatives tardent à recueillir et à colliger des données sur la race.
À cet égard, nous gagnerions à nous inspirer de nos voisins du Sud. La Chambre des représentants des États-Unis publie des renseignements détaillés sur les Américains noirs au Congrès, tout comme le fait le Sénat.
Au Canada, il faut s’en remettre aux chercheurs universitaires, aux organismes sans but lucratif et aux journalistes pour dégager ces statistiques à chaque cycle électoral. Ce sont des efforts d’une grande importance, mais ils sont décousus et précaires, reposant sur la bonne volonté de curieux plutôt que sur un effort concerté et institutionnel pour mieux comprendre l’influence de la race en politique.
Le Mois de l’histoire des Noirs vise à célébrer les contributions des personnes noires. Mais pour ce faire, il faut d’abord les tirer de l’ombre.
Parmi les efforts pour y parvenir, nommons le tout premier sondage national auprès des Canadiens et Canadiennes noirs ayant brigué des postes de représentants élus. Ce sondage, ouvert à l’heure actuelle, est dirigé par Operation Black Vote Canada et l’Université Carleton. Les résultats feront la lumière sur ce qui incite les personnes noires à présenter leur candidature, et sur leur expérience dans l’arène politique. Ces témoignages nous aideront à cibler les lacunes, à trouver des solutions pour les combler et à suivre les progrès au fil du temps. Tous ces efforts contribueront à une véritable représentativité.
Avoir de meilleures données sur la race, c’est synonyme de meilleures conditions pour les personnes concernées. Voilà de quoi célébrer.
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